L’usage des cartes. Cartographier en Amérique latine
(XIXème – XXIème siècles)
XVII Colloque international du CRICCAL

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
19, 20, 21 novembre 2020

Appel à communications

En posant la question des espaces, depuis la complexité des discours, comme mode d’inscription et de configuration de ceux-ci dans et par les champs sociaux, politiques, historiques et culturels, la réflexion sur les cartes, la cartographie et la topographie se situe dans la continuité des réflexions du CRICCAL sur l’espace et la spatialité.

Le colloque L’usage des cartes. Cartographier en Amérique latine (XIXème – XXIème siècles) s’inscrit dans un souci de convergence de nos pratiques disciplinaires. Littéraires et historiens peuvent collaborer à cette réflexion : les premiers comme praticiens de la lecture et du déchiffrement, les historiens dans leur approche des cartes comme productions sociales, discursives et épistémiques.

Un ouvrage récent (2019) de Julien Nègre L’arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau montre, par exemple, des modes d’intervention concrets, scientifiques, à partir et sur des cartes de la part d’un formidable narrateur et d’un des grands précurseurs de la pensée écologique contemporaine. Une toute aussi récente exposition « Nous les arbres » (Fondation Cartier pour l’art contemporain, 12 juillet 2019- 5 janvier 2020) donnait encore à voir les fascinantes cartes de la forêt établies par le botaniste-voyageur Francis Hallé. Ces cartes sont exemplaires d’une construction de l’espace forestier comme écosystème, c’est-à-dire non comme représentation « réaliste », iconique, de l’espace, mais comme construction holistique d’un espace d’interactions, dans le sillage du Humboldt de Cosmos : essais d’une description physique du monde (1845).

Particulièrement intéressants sont encore des textes au statut ambigu : pensons par exemple aux annotations d’un José de Caldas, qui conjuguent relevés scientifiques précis (altimétriques, orographiques, botaniques, etc.) et considérations plus « littéraires », ou tout au moins liées aux populations, à leur façon d’habiter un lieu au cours de l’histoire, comme un relevé des traces par lesquelles s’inscrit la profondeur historique sous-jacente à toute élaboration cartographique.

La question de la carte, de son établissement à sa lecture, nous semble donc non seulement propice à un dialogue entre disciplines, mais bien rendre ce dialogue indispensable pour saisir le phénomène dans toute sa complexité.

On se posera la question de ce que signifie ouvrir une carte, la déployer, la lire, y voyager et « faire retour » dans l’espace qu’elle modélise. Doit-on lire la carte comme une grille, comme un configuration contraignante et/ou comme l’imposition d’un savoir-pouvoir ? La carte doit-elle être envisagée comme un « point de départ », comme « tracé des vecteurs d’une prise de possession » ou comme le « début d’un voyage sans fin » ?

La carte comme objet de savoirs
Les cartes seront envisagées dans leur sens premier, concret, de représentations de l’espace sur un support de consignation de savoirs, établis, conjecturels ou hypothétiques.

Partant du principe que la carte n’est pas un objet mimétique, mais sémiotique – et que tout régime sémiotique est situable et historicisable – il s’agira d’envisager les cartes comme discours sur le réel et comme discours du réel, c’est-à-dire comme modélisation de notre rapport au réel, fortement soumis aux épistémès et à la constitution des savoirs : de quelle nature sont ces savoirs ? Quelles en sont les frontières constitutives ?

Dans une dynamique réciproque, on se posera la question de ce sur quoi ouvrent les cartes, au-delà de la consignation. Si les cartes sont bien des lieux de consignation des savoirs, ce sont aussi de lieux de projets, voire de projection. On sait aussi qu’en histoire, par exemple, la géographie se projette, dans les cartes, sur des scènes et des scenarii historiques, donnant lieu à des « cartes intellectuelles » sources de nouvelles conceptions culturelles, historiques et géographiques de régions ou de nations. De même, la carte comme « discours historique » peut aussi être source de mémoire historique.

Sans doute pourra-t-on aussi aborder la question de la carte et de l’imaginaire, voire des cartes imaginaires ou des cartes de contrées imaginaires, tant que la matrice cartographique participe effectivement à l’activation de cet imaginaire.

De la même façon que la carte détermine surtout l’espace – possible – d’un savoir, les « blancs » des cartes pourraient être constitutifs de toute forme de savoir, à l’opposé du rêve (ou de cauchemar) de la carte comme totalisation ou illusion de l’adéquation parfaite au réel (Borges, échelle 1/1 de la cartographie fantastique de « De la rigueur de la science »).

On prendra aussi en considération la diversité des cartes comme médiatrices ou matrices de la spatialité et les processus d’élaboration de l’instrument cartographique, qu’il s’agisse de l’inscription toponymique et étymologique, du « feuilletage » des cartes palimpsestes, chargées d’histoire, ou des dynamiques de superposition des cartes, parfois conflictuelles.

Conceptions et lectures de la carte
La prise en compte de la carte comme fixation d’un ensemble de savoirs à un moment donné n’interdit pas de rendre à la carte sa mobilité et de la renvoyer, par exemple, à l’instant – ou aux instants – de son tracé. On pourra donc s’interroger sur les pratiques codifiées ou codées d’établissement des cartes, sur les conventions existant entre ceux qui dessinent la carte et les communautés auxquelles elle est destinée et enfin, sur les légendes comme « alphabets » et éléments de décodification.

On se posera la question de la lecture des cartes : que signifie lire une carte ou lire dans une carte ? Que signifie déchiffrer une carte ? Quels liens peut-on établir entre la lecture d’une carte et la lecture d’un texte ?

De même, les analyses sémiotiques de la carte comme ensemble de signes et comme système signifiant nous renvoient à l’expérience esthétique des cartes et à leur rôle iconique d’images interprétables comme tout signe visuel accompagné ou non de légende.

Par exemple, la carte invite les historiens à penser la façon dont des représentations artistiques historicisent des territoires alors même que le territoire divisé ou cadastré « territorialise » l’histoire en rassemblant les individus, les communautés et la terre comme un texte spatial (Arias Gómez).

Elle les invite également à se pencher sur les lectures historiques, économiques, sociales et culturelles des schématisations territoriales dans toutes leurs variantes (géographiques, politiques, ecclésiastiques…) au cours d’une période historique donnée (et ce, jusqu’à nos jours).

Pratiques et usages de la carte
La dialectique de la carte comme photographie ou comme tableau invite à la saisir comme l’aboutissement d’un processus et, dans sa réception, comme redéploiement. Si la carte peut être conçue comme la manifestation de l’empire ou de l’emprise des signes, elle est inséparable des usages que l’on peut en faire, car c’est par ces usages que la carte signifie : liée aux collectifs, la carte renvoie à des usages individuels, collectifs et communautaires : elle permettra, par exemple, de découvrir ou de redécouvrir un territoire ou un espace.

Les historiens pourront se pencher sur les processus conflictuels nées de la confrontation de cartographies élaborées en amont et en aval de certaines périodes historiques, et sur les dynamiques créées par leurs acteurs (institutions savantes, politiques et juridiques, communautés, individus, etc.).

Bien que les cartes soient classiquement comprises comme une « projection » du pouvoir sur la page, elles sont aussi un exemple de la circulation des savoirs à plusieurs échelles, de l’empire, de la nation et à l’échelle locale. Dans le contexte des empires coloniaux européens, cette production n’aurait pas été possible sans les savoirs indigènes qui lui ont servi de base, mais qui ont été remplacés par les représentations européennes, ou métissées, de l’espace. Pendant la période nationale, l’élaboration de cartes – et l’établissement des multiples commissions savantes pour mapper les limites entre les nouveaux pays – a été fondamentale à la transition graduelle d’une conceptualisation juridictionnelle de la frontière à une conceptualisation territoriale, mais aussi à la prise en main des techniques scientifiques européennes par les créoles pour réaffirmer des souverainetés américaines.

Les historiens pourront enfin s’interroger sur les cartes-pouvoir, les « mapas de poder » et la schématisation des extensions territoriales dans des contextes d’instabilité régionales ou nationales, à l’instar de la cartographie des « nouveaux territoires » du « désert » du XIXème siècle en Argentine, des « cartes symboliques » liées aux stratégies géographiques dictées par la nécessité de contrôler et de délimiter certains espaces. Plus généralement, les historiens pourront s’intéresser aux usages militaires et/ou civilisateurs des cartes et sur la façon dont les cartographies du XIXème siècle ont mis à jour des processus de maîtrise et de nomination de l’espace, souvent en lien avec certaines élites lettrées elles-mêmes au service de projets idéologiques, comme c’est le cas durant l’époque de la Réforme au Mexique au cours de la seconde partie du XIXème siècle. (Soriano Salkjelsvik)

La carte est aussi celle du voyage et des voyageurs. Dans ce domaine, on s’intéressera conjointement aux cartes élaborées en amont des voyages, lors des étapes imaginaires de leur préparation, et à celles élaborés en aval, dressées à partir de l’expérience.

Sans jamais perdre de vue la matérialité de la carte comme lieu d’inscription de l’immatériel, la notion d’« expérience » de la carte pourra également nous mener sur les terrains de la géopoétique (K. White) : en quoi des textes littéraires peuvent « faire carte », dessiner des parcours, tracer des lignes, agencer des paysages et ceci selon quel cadastre, suivant quel cheminement ? Il ne s’agit pas de reprendre ici le point de vue plus commun du « paysage », de sa description, mais bien de voir dans quelles conditions se construit une « visée » cartographique ou quelque chose que l’on pourrait nommer, en s’inspirant de Barthes, des « cartographèmes »

Enfin, les historiens pourront s’interroger sur les liens existant entre cartes et historiographies régionales : dans quelle mesure l’essor de ces dernières, au XXème siècle, peut-il être associé à l’évolution de la géographie et des cartographies comme lieux de réflexion et de redéploiement des liens entre espace et histoire ? On pourra ainsi tenter de saisir la fonction des cartes dans l’apparition ou le traitement des notions de régions « géographiques », « culturelles », « politiques » ou « historiques ».

Envoi des propositions :

Format des propositions : Nom, Prénom, Université, adresse électronique, intitulé et un résumé de dix à quinze lignes à envoyer à criccal@sorbonne-nouvelle.fr
Délai de réception des propositions : mardi 2 juin 2020
Format des communications : 20 000 à 22 000 caractères, bibliographie, espaces et notes comprises (temps de parole de 20 minutes)

Bibliographie indicative
Jens Andermann, Mapas del poder: una arqueología literaria del espacio argentino, Rosario, Beatriz Viterbo, 2000.

Nancy P. Appelbaum, Mapping the country of regions. The chorographic Commission of nineteenth-century Colombia, The University of North Carolina Press, 2016.

María Eugenia Arias Gómez, « Disciplinas ligadas a la historia. La geografía”, Cosecha histórica regional en México. 1890-1915, México, Instituto de Investigaciones Dr. José María Luis Mora, 2008, p. 19-31.

Jeremy Black, Maps and politics, Chicago, University of Chicago Press, 1997.

Vincent Berdoulay, Héctor Mendoza Vargas (eds.), Unidad y diversidad del pensamiento geográfico en el mundo. Retos y perspectivas, México, IG-UNAM, 2003.

Beatriz Colombi, Viaje intelectual. Migraciones y desplazamientos en América latina (1880-1915), Rosario, Beatriz Viterbo, 2004.

Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi et Camille Serchuk, Quand les artistes dessinaient des cartes – Vues et figures de L’espace francais – Moyen Age et Renaissance, Paris, Le Passage/Archives nationales, 2019.

Jordana Dym, Karl Offer (eds.), Mapping Latin America. A Cartographic Reader, Chicago, University of Chicago Press, 2011.

Christian Jacob, L’empire de cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992.

Gilles Lapouge, La légende de la géographie, Paris, Albin Michel, 2009.

Carla Lois, Iris Kantor (eds.), Mapas para la nación: episodios en la historia de la cartografía argentina, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2014.

Héctor Mendoza Vargas (coord.), México a través de los mapas, México, IG-UNAM / Plaza y Valdés Editores, 2000.

Héctor Mendoza Vargas, Carla Lois (eds.), Historias de la cartografía en América latina: nuevos caminos, viejos problemas, México, IG-UNAM, Instituto de Investigaciones Dr. José María Luis Mora, 2009.

Barbara Mundy, The mapping of New Spain; indigenous cartography and the Maps of the Relaciones Geográficas, Chicago, University of Chicago Press, 1996.

Alfonso Múnera, Fronteras imaginadas. La construcción de las razas y la geografía en el siglo XIX colombiano, Bogotá, Editorial Planeta colombiana, 2005.

Pedro Navarro Floria, Carla Lois, Paisajes del progreso: la resignificación de la Patagonia Norte 1880-1916, Neuquén, Universidad Nacional del Comahue, 2007.

Julien Nègre, L’arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’oeuvre de Henry David Thoreau, Lyon, ENS Editions, coll. « Signes », 2019.

Malcom Nicolson, “Historical introduction”, In Wilson, J. (ed.) Alexander von Humboldt’s Personal Narrative of A Journey to the Equinoctial Regions of the New Continent, London, Penguin Books, 1995, p. ix-xxxiv.

Ulrich Oslender, “Another history of violence. The production of geography of terror in Colombia’s Pacific Coast Region”, Latin american perspectives, 35, 5, 2008.

Kapil Raj. “Connexions croisements, circulations. Le détour d la cartographie britannique par l’Inde, XVIIIe-XIXe sièlces”. Michael Werner, Bénédicte Zimmermann (eds.). De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

Kari Soriano Salkjelsvik, « En busca de un mapa final: geografía y prácticas de territorialidad en el siglo XIX mexicano”, Iberoamericana-Nordic Journal of Latin American and Caribbean Studies, 47(1), pp. 13-23.

Graciela Speranza, Atlas portátil de América latina. Artes y ficciones errantes, Anagrama, 2012.


, Fuera de campo. Literatura y arte argentinos después de Duchamp, Anagrama, 2006.

Beitrag von: Gianna Schmitter

Redaktion: Unbekannte Person