Frist: 2019-05-31


EXTENSION DU DELAI DE SOUMISSION : 31 MAI 2019****

Appel à contribution pour le numéro 62 de la revue LIDIL
Titre du numéro : L’origine interactionnelle de la syntaxe – Could the origins of syntax be Interactive ?
Coordinatrice : Katja Ploog

Le numéro 62 de LIDIL se propose de thématiser les enjeux interactionnels dans la formation des structures syntaxiques, en mettant en perspective des propositions historiques de la discipline par des résultats d’études linguistiques contemporaines.

L’origine du langage et la structuration des langues du monde a passionné les scientifiques et philosophes de tous horizons depuis toujours. Longtemps bannie des « sciences » du langage en raison de son caractère spéculatif, la question est vraisemblablement constitutive de l’homme et de sa capacité réflexive, elle-même liée au langage. Sur fond d’études de plus en plus nombreuses en éthologie, anthropologie et sciences cognitives, elle revient à être débattue en linguistique aujourd’hui.

Le numéro 62 de LIDIL se propose de thématiser les enjeux interactionnels dans la formation des structures syntaxiques, en mettant en perspective des propositions historiques de la discipline par des résultats d’études linguistiques contemporaines. Partant de l’hypothèse que la nature humaine est sociale (p.ex. Tomasello 2008), nous souhaitons voir expliciter l’idée que l’interaction constitue le lien entre l’ordre du langage et la syntaxe des langues humaines : c’est dans l’interaction que prend place l’ensemble des processus de développement du langage et des langues.

Les plus grands philosophes des Lumières — dont Herder (1772), Rousseau (1781) et Condillac (1798) — puis les théoriciens du langage au 19e siècle — de W.v. Humboldt (1822) à M. Müller (1861-1864) et Whitney (1875) — ont proposé leurs conjectures sur l’origine du langage. La dimension syntaxique est, quant à elle, apparue tardivement dans la réflexion sur les structures langagières, longtemps focalisée sur la constitution des unités sémantiquement autonomes. Ce n’est qu’au seuil de la Grammaire générale à la Grammaire comparée que l’on a commencé à appréhender plus clairement la relation variable entre la syntaxe (qui construit l’énoncé) et la morphologie (qui construit le mot), pour distinguer, progressivement, différents types de relations syntaxiques. Et c’est encore plus tardivement que la linguistique a consacré l’interaction comme objet d’étude à part entière ; aujourd’hui, néanmoins, la complexité des évènements communicatifs est le chantier majeur de différentes orientations de recherches en sciences du langage. Dans quelle mesure l’interaction résonne-t-elle dans la syntaxe des langues, de toutes les langues ? Quels types de caractéristiques de la syntaxe font comprendre celle-ci comme émergence interactionnelle ?

En interrogeant l’origine interactionnelle de la syntaxe, c’est le lien entre Alfred et parle que nous souhaitons ré-interroger, en tant qu’il porte en lui l’essence de toute théorie syntaxique, qui se déploie dans les deux dimensions de l’observation de l’ordonnancement linéaire, et de l’explicitation de la structuration des séquences en règles, contraintes, tendances ou composants. Tallermann (2013) décrit la syntaxe des langues humaines par les deux caractéristiques majeures suivantes, supposées universelles : les entrées d’une même catégorie sémantique se distinguent par des schèmes constructionnels (ou prédicatifs : frames) différents ; les entrées relèvent par ailleurs tendanciellement de deux types de classes lexicales, respectivement ouverte ou fermée, à savoir, les morphèmes lexicaux et fonctionnels/grammaticaux, indépendamment de leur intégration morphosyntaxique. Les entrées de type fonctionnel sont supposées être issues de morphèmes lexicaux, désigné comme processus de grammaticalisation (Bybee & Hopper, 2001). Dans cette perspective, le codage conceptuel peut être considéré comme premier, et le développement grammatical comme tardif (cf. aussi Nowak et coll., 2000). Comment les principes structurants de l’interaction déterminent-ils l’ordre du langage ?

L’émergence structurelle dans l’interaction
Processus et produit à la fois, l’interaction peut être caractérisée par trois vecteurs au pouvoir structurant certain : elle est adressée, inscrite dans le temps et co-extensive au contexte d’énonciation. — Dans quelle mesure ces caractéristiques déterminent-elles les relations syntaxiques ?

1. Altérité, co-construction.

Dès lors que c’est la présence d’un Autre qui conduit l’Humain à manifester sa perspective propre, l’interaction est la donnée sous-jacente à l’apparition même du langage. Il est notable en effet que la plupart des théories argumentent non pas avec le langage per se, mais avec sa manifestation en actes : incidence syntaxique naturelle, l’énoncé est l’unité élémentaire du langage comme mode d’action et de représentation du monde expérimenté. En étant adressé, l’énoncé porte les traces d’une co-présence de deux sujets, et, le cas échéant, de leur collaboration. Écouter et comprendre un autre dans le but d’agir de concert implique la prise de conscience du dédoublement des perspectives, puis, la coordination des réalités divergentes. Le contrôle de l’activité propre structure la conscience de soi puis la perception de l’objet. La tradition de l’analyse du discours s’inspirant de Bakhtine (1929) — et remontant au moins jusqu’à Humboldt (1836-1839) — décrit en terme d’altérité la perception de soi, du contexte et des entités qui le constituent, en terme de créativité la capacité à la représenter de manière singulière. Restera à expliciter le chemin parcouru depuis le premier signe perçu évoqué jusqu’à la constitution d’un cadre de prédication offrant des possibilités infinies à l’individu.

L’hypothèse que le développement du langage est lié à l’intention de faire avec l’Autre semble aujourd’hui corroborée par des fouilles archéologiques qui ont établi l’existence de techniques de construction remontant très loin au-delà du Néandertalien, et qui requièrent une collaboration structurée que l’on ne peut envisager sans échanges correspondants dans un langage articulé (pour un exposé détaillé, cf. Coupé 2003). Dans le même ordre d’idées, Jackendoff (1999) souligne la plus-value apportée par une communication élaborée dans l’approvisionnement en nourriture. Plus encore, l’on peut faire l’hypothèse que le renforcement de liens entre individus constitue le fondement même du langage, de nature intrinsèquement sociale, véritable « instinct » de coopération ancré ontogénétiquement dans l’attention partagée, basée sur la capacité à faire des inférences à partir d’un common ground (Tomasello, 2008 chap.3).

A un niveau élémentaire, la conventionnalisation d’une pratique établit entre individus un lien durable au-delà de l’instant T de la coopération. La coopération durable par des moyens symboliques peut donc être considérée comme véritable technologie ; à ce titre, la syntactisation du langage humain apparait comme métaphore du monde social (Givón, 1979, 2005 ; Halliday, 1978), où la complexification des modalités langagières va de pair avec la constitution des communautés de locuteurs, qui rend nécessaires les échanges et favorise la création de savoirs partagés. Dans la philosophie du langage de Humboldt (1824) l’on trouve développée la notion de forme interne (notion proche de celle de la structure en linguistique moderne) comme congruente de la « vision du monde » d’une communauté de locuteurs.

2. Indexicalité, émergence.

Dans la continuité des théories de la Grammaire comparée, de nombreuses études actuelles concluent à la « grammaticalisation » progressive des langues par l’évolution des langues isolantes par les agglutinantes vers les langues flexionnelles, qui reconduit globalement le postulat de la primauté de la compétence lexicale sur la compétence syntaxique, corroborée par de nombreuses études en pathologie et acquisition du langage (Rondal, 2000 ; MacWhinney, 2017), dans les langues gestuelles (R. Clark, 1978 ; Corballis, 2014) ou encore dans les processus de créolisation (Bickerton, 1990). Hombert & Li (2000) suggèrent un modèle de complexification du langage en deux étapes qualitativement distinctes, conditionnées, respectivement, par des facteurs physiologiques et socioculturels. Jackendoff (1999) propose un ensemble d’étapes constitutives de l’évolution de l’activité non verbale jusqu’à l’activité linguistique syntaxiquement développée, susceptibles de variation dans l’ordonnancement. En premier lieu, émerge la capacité à émettre des signes-symboles élémentaires ou des signaux « découplés ». L’évocation (re-création) de la catégorie en différé repose sur le dépassement de l’immédiateté émotionnelle et perceptive et construit une mémoire de l’expérience. L’élaboration des modalités de communication symboliques requiert en effet la prise de conscience de soi, qui rend possible la perception d’une figure comme entité distincte de soi-même, l’association d’une forme symbolique, sa reconnaissance et, enfin, la possibilité de communiquer à propos d’elle (Deacon, 1997 ; R. Clark, 1978). En corollaire à la capacité de s’intéresser à autrui aurait donc émergé celle de l’abstraction. La mise à profit de la technique de découplage du signe de son contexte immédiat, conduit au développement d’une proto-phonologie (MacNeilage, 2008), assurant la stabilité formelle des oppositions créées.

Non loin de la thèse du cri chez Rousseau (1781) sur ce point, Schuchardt (1919) identifie comme énoncé élémentaire — à la fois « monolithique » et originel — l’exclamation prévenant l’interlocuteur d’un danger. A minima, l’acte d’énonciation — manifestation du jugement (voir Biard, 2015) — constitue la mise en relation d’un terme-concept avec une réalité perçue. Dans cette perspective, le langage primitif n’est pas constitué de mots mais d’énoncés holophrastiques, dont la conventionnalisation aurait induit petit à petit l’analyse en unités conceptuelles combinées. Un rapprochement s’impose alors avec les productions holophrastiques et le traitement synthétique des constructions dans les premiers stades d’acquisition du langage (Baldwin, 2002 ; Slobin 2002 ; E. Clark, 2003) et, dans certains cas, des langues secondes (W. Klein, 1996 ; Perdue, 1992), où le locuteur mémorise une construction — un mot ou un message complet — en bloc avec la situation d’emploi correspondante, pour la remobiliser dans une situation équivalente. Bien que constitué de manière autonome, le signe reste co-extensif au contexte, mécanisme explicité par la Exemplar Theory en phonologie (Pierrehumbert, 2001).

Lorsque la quantité de figures différentes rencontrées dépasse les capacités mémorielles, la catégorisation de réalités perçues est relayée par la généralisation (cf. Lakoff & Johnson, 1980, pour l’impact de la métaphore sur le processus de sémiotisation) : l’évocation en instance d’une figure conceptuelle s’effectue par la combinaison de symboles plus généraux. (Tous) les actes langagiers ne « nomment » pas des concepts : Schuchardt (1919) avance que l’unité d’information élémentaire aurait représenté la perception, en particulier celle de concepts-processus, évènements, portant en eux des transformations.

Une juxtaposition de deux signes, qui constitue le lien syntaxique le plus élémentaire, constitue un lien qui sera largement explicité par les données contextuelles, référentielles. S’ensuit la conventionnalisation des liens symboliques et la hiérarchisation des signes constitutifs : la nécessité de l’élaboration formelle est proportionnelle à la transparence de la référence en situation. Dès lors que les états de choses sont trop complexes et trop divers pour être exprimés efficacement par des signes élémentaires, une proto-syntaxe se développe par des combinaisons plus contraintes de signes, menant progressivement à l’émergence de règles hiérarchiques (Jackendoff, 1999). Ce n’est qu’en tout dernier lieu que s’établissent les règles morphologiques et syntaxiques compositionnelles, théoriquement indépendantes l’une de l’autre, qui conduisent à la complexification du système (Carstairs-McCarthy, 2012).

La syntaxe peut donc être comprise tout d’abord comme dispositif de désambigüisation, qui permet de rendre compte de manière précise des expériences sensorielles. Mais, le signe étant détaché de la référence, la combinaison de signes conventionnels par une syntaxe élaborée permet la création discursive de réalités (i.e. sans expérience correspondante, Hurford 2013).

3. Temporalité, séquentialité.

Le caractère situé de l’interaction conditionne une inscription de la structure linguistique dans le temps et en induit le caractère foncièrement dynamique.

L’activité de l’humain s’inscrit dans un processus temporel, perçu et représenté en tant que tel par l’acteur. A cet égard, il existe une continuité depuis le charognage opportuniste de nos ancêtres les plus lointains, jusqu’à l’interaction verbale (Gibson & Ingold, 1993). Plus encore, si l’ensemble de l’activité symbolique repose sur la saillance perceptive, le caractère corporel des signes gestuels les rend plus concrets sinon plus immédiatement accessibles (Rosch, 1970 ; Johnson, 1987), ce qui conduit à y voir un prédécesseur potentiel du langage oral (Condillac, 1798 ; Wundt, 1900 ; Tomasello, 2008 ; Corballis, 2014). Tout comme le langage gestuel, l’articulation de la structure syntagmatique des langues naturelles est dominée par la séquentialité, l’espace-temps du discours oral prolongeant l’espace gestuel, sur un plan plus abstrait.

Le déploiement linéaire des signes verbaux dans l’interaction ne coïncide certes pas toujours avec la structure syntaxique. Pour autant, la syntaxe porte en elle l’explicitation de la dynamique de genèse du sens. Cette problématique a été amplement développée par l’interactionnisme symbolique (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974 ; Kerbrat-Orecchioni, 1998) au cours des cinquante dernières années, en particulier, pour mettre en exergue la structuration séquentielle des tours de parole. La paire question-réponse peut être lue comme un appariement de thème et propos, préfigurant la structure syntaxique sujet-verbe (Goodwin, 1979, 2000 ; Schegloff, 1996).

Au-delà de la construction du sens, l’élaboration syntaxique online (Auer, 2009) elle-même possède un potentiel structurant. À la suite de Berger & Luckmann (1967), le concept programmatique de la grammaire émergente proposé par Hopper (1998) a promu l’idée de la grammaire (i.e. structure) comme forme ouverte, sans frontières nettes et en perpétuelle évolution. La mise en syntaxe en instance constitue, à la fois, une mise en discours singulière et, comme procédé réitéré par les membres du collectif, une mise en langue (Nicolaï, 2011). L’on en vient à distinguer deux « temps » de mise en syntaxe, la première sous forme d’innovation (Morford, 2002 ; Goldin-Meadows, 2002), la seconde sous forme d’automatisation des régularités de l’input ; la première relevant de l’individu, la seconde du collectif. Or ces deux temporalités sont articulées dans l’interaction. C’est-à-dire, les contraintes qui pèsent sur cette élaboration et les mécanismes constitutifs de la grammaticalisation relèvent du discours en instance (Jefferson, 1991, 2003) : par exemple, l’asymétrie du contexte induit une modalité de projection et des appuis mémoriels unidirectionnels (Auer, 2000 ; priming : Baddeley et coll. 2000, entrenchment : Pierrehumbert) ; l’avancement par bribes (Blanche-Benveniste et coll., 1979) et la co-construction (Dausendschön, Gülich & Krafft, 2016 ; Lerner, 2002) rendent possible le bricolage in situ des structures syntaxiques.

Appel à contribution

Les contributions développeront l’impact des aspects de l’interaction — son caractère émergent, co-construit et séquentiel — sur les processus de structuration syntaxique.

L’on pourra interroger l’émergence syntaxique en interaction par ses figures : quelles sont les caractéristiques des holophrases, source de la syntaxe comme énoncé élémentaire, dans différents contextes interactionnels et acquisitionnels ? Quels mécanismes interactionnels permettant de passer du signe élémentaire (lexical) au signe complexe (compositionnel, constructionnel) ? Comment les langues pidgin et créoles, résultant d’une évolution à la fois récente et accélérée, nous renseignent-elles sur les facteurs communicationnels déterminants pour l’émergence syntaxique ?

L’on pourra examiner la manifestation de l’altérité en terme d’activité créatrice : comment l’élaboration structurelle observée en interaction témoigne-t-elle de la convergence d’activités séparées de plusieurs interlocuteurs ? Quels sont les contours de la créativité langagière, en tant que potentiel offert par le système ou précisément comme le dépassement de celui-ci ? Comment l’innovation émerge-e-t-elle en interaction ?
L’on pourra questionner enfin l’enjeu du déploiement (multi-)linéaire du langage dans l’émergence structurelle : quels sont les mécanismes séquentiels qui forgent les structures syntaxiques ? Dans quelle mesure les caractéristiques de l’expression gestuée, ancrée plus immédiatement dans la perception corporelle, influencent-elles la structuration du langage oral ? Comment les espaces symboliques explorés (gestuel, vocal, multimodal) sont-ils coordonnés ?

Nous encourageons la soumission d’études comportant un volet empirique conséquent, thématisant les interfaces de la syntaxe liées à l’instanciation discursive (dont la pragmatique, la sémantique discursive, la prosodie) ou mettant en intrigue la mémoire et la production du discours, comme, par exemple, la tension entre les contraintes phonétiques (i.e. l’articulation linéaire) et psychologiques (i.e. la conceptualisation multidimensionnelle / non segmentale), la multimodalité au regard de la théorie d’embodiment, etc. Les observations pourront être remises en perspective dans le cadre des théories et approches linguistiques contemporaines ou plus anciennes

Beitrag von: Katja Ploog

Redaktion: Christof Schöch